L'Humanité
06/05/97
"Des gens ont pleuré quand je leur ai mis ma médaille dans les mains"
Propos recueillis par Nicolas DANIEL


POUR ceux qui étaient en vacances lors des jeux Olympiques d'Atlanta, l'été dernier, il convient de rappeler que, le vendredi 2 août 1996, le Français Jean Galfione entrait dans l'histoire du sport en décrochant la médaille d'or du concours de saut à la perche. Passant 5,92 mètres, il effaçait des tablettes le record olympique (5,90 m) d'un dénommé... Sergueï Bubka. Le 2 juin, Jean Galfione sera présent au Meeting de Saint-Denis - 'l'Humanité'. Habitué du rendez-vous, il viendra préparer les championnats du monde de cet été et savourer les applaudissements du public...

Nicolas DANIEL : Avec un titre olympique, l'athlète entre forcément dans les livres d'histoire du sport. Qu'est-ce qui peut encore vous motiver?

Jean Galfione : Je ne fais pas du saut à la perche pour entrer dans l'histoire. J'aime ce sport. Depuis tout petit, je prends beaucoup de plaisir à retomber dans la mousse. Il ne faut pas perdre cette raison pour laquelle on fait de la perche: le jeu. D'un autre côté, ce qui est chouette dans la compétition, c'est aussi de se planter en ayant eu des joies intenses. Faire un beau saut mais se planter, c'est déjà une réussite.

Le regard des autres sur vous a-t-il changé?

En ce qui concerne ceux qui me connaissent, non. Pour les perchistes internationaux, c'est différent. Je sens plus de respect par rapport à moi, mais ils sont aussi beaucoup plus motivés à vouloir me battre. Dans la rue, les gens me reconnaissent. Je ne suis pas chanteur ou acteur, donc c'est moins pesant. Quand ça devient trop pesant, j'évite de sortir de trop, c'est tout. J'ai même remarqué que, lorsque je ne veux pas être reconnu, parce que fatigué ou pas très bien, on ne me reconnaît pas. Comme si je changeais de visage. Sinon, ce n'est pas encore l'hystérie ou la frénésie.

Et votre regard à vous?

Je me sens plus en confiance, mais j'essaie de ne pas trop m'imposer. Donner des conseils aux autres perchistes, ce n'est pas mon rôle. En ce moment, nous sommes en préparation pour un objectif important et donc ils ne veulent pas entendre mes conseils. Ni moi les leurs. Même si l'entraînement est détendu, il y a un peu de compétition. Par exemple, un jour Alain (Andji, devenu champion de France devant Galfione, NDLR) angoissait de ne pas passer une hauteur à l'échauffement; je lui ai parlé, car je sentais que ce n'était pas le moment de le vanner. En concours, il ne faut pas faire de sentiment sur un tapis de perche. Mais attention, on est adversaires, pas ennemis.

On pourrait penser qu'il existe un "complexe Bubka" tant son poids sur le monde de la perche est important.

(Soupir.) Je n'ai aucun complexe par rapport à Sergueï Bubka, il y a d'autres perchistes à battre qui sont aussi au top-niveau. Ce n'est pas lui qui nous fait sauter à la perche et, même s'il a été cinq fois champion du monde et une fois champion olympique, en plus d'être le premier à 6 mètres, ce n'est pas une machine. A Atlanta, il avait raté sa préparation, donc il a loupé son concours. Ce qui prouve qu'en perche tout est possible.

On vous a vu récemment sur les murs de France, dans une publicité pour des vêtements. Un titre offre-t-il une image?

C'est vrai que l'on prend de la valeur. Le sport apparaît comme un milieu encore crédible aux jeunes. Ils s'identifient à nous plus qu'à d'autres. Il faut faire attention à son image pour ne pas faire n'importe quoi, et rester crédible. Je ne ferais pas une pub pour du PQ ou de la charcuterie. Ce qui m'a plu, c'est l'ensemble du produit: la photo est belle, le mannequin qui m'accompagne est joli et les vêtements fabriqués sont de qualité, la campagne n'est pas farfelue. La mode est un monde de requins, impitoyable. Pas comme dans le sport où le chrono et la barre déterminent le meilleur. Dans le show-biz, ce ne sont pas les meilleurs qu'on voit, c'est un monde différent. J'ai eu des tas de propositions de remises de récompenses, de campagnes publicitaires dans les supermarchés ou des émissions télé. Je suis exigeant et comme je ne regarde quasiment pas la télé car c'est inintéressant, pourquoi irais-je sur ces plateaux? Les deux seules émissions qui me plaisent sont 'Thalassa' et 'Faut pas rêver'. Avec leurs reportages, on voit des choses extraordinaires souvent à côté de chez soi. Ils ont fait un reportage sur des adultes qui jouent aux billes et j'ai trouvé bien de les voir s'amuser. Ces émissions démontrent qu'on peut trouver quelque chose d'intéressant chez chacun, qu'il y a du bon pour peu qu'on gratte. Nous sommes face à des rêveurs et des passionnés, c'est super... Récemment, j'ai rencontré Thierry Dubois (naufragé involontaire du Vendée Globe, NDLR) et c'était passionnant. Ces sports extrêmes sont les dernières aventures humaines: tout le monde ne peut pas le faire. Une fois, dans un chalutier pris dans la tempête, j'ai été malade tout au long du voyage.

Hormis des pubs, vous a-t-on proposé d'autres interventions personnelles?

Il y a les causes humanitaires. On aimerait répondre 'oui' à toutes mais ce n'est pas possible. Je ne peux pas sacrifier deux séances d'entraînement pour aller dans des oeuvres. En sacrifiant les entraînements, on devient moins performant et donc on n'est plus porteur de symboles. Je me suis engagé auprès de deux causes. Pourquoi celles-ci? Je ne sais pas. Sans doute parce que l'une touche un problème de la génération à laquelle j'appartiens: le SIDA, et l'autre: les enfants. J'ai aussi été consultant sur Eurosport mais je ne pouvais pas placer un mot. Maintenant, on me demande plus mon opinion sur des problèmes. J'estime que c'est aussi notre rôle, ce serait dommage de s'en passer. Il faut le faire. Ce serait salaud de prendre, de recevoir des choses des gens et ne rien donner.

Où avez-vous mis votre médaille chez vous ?

Elle est restée longtemps dans un coffre parce que j'ai déménagé récemment. Sur le coup, on ne réagit pas vraiment que cette médaille est olympique, qu'elle est la récompense absolue. C'est plus tard, sur des détails: on lit, on entend qu'on t'appelle par ton titre et on en est fier. C'est vraiment pour soi-même à ce moment-là, ça devient personnel, égoïste. Sur le moment, on gagne, on sait déjà que la performance est énorme. Après, en regardant les autres, on réalise. J'ai vu des gens pleurer en leur mettant ma médaille dans la main. Pas seulement des intimes mais aussi des journalistes, des fans. Après les Jeux, deux gamines qui viennent souvent me voir à l'entraînement ou qui me téléphonent sont venues chez moi. Je les ai invitées à monter, elles voulaient voir ma médaille. Quand je leur ai donnée, elles tremblaient... Dans ma jeunesse, avec mon père (champion olympique par équipes en gymnastique, NDLR), nous avions rendu visite à un Hollandais médaillé de bronze en hockey sur gazon et j'étais resté fixé sur sa médaille accrochée au mur. J'ai trouvé ça bien de faire plaisir aux gens, de leur faire partager une médaille. Sans l'équipe, l'entraîneur et le public, aucune récompense. Eux aussi ressentent de la fierté à se dire qu'ils entraînent ou côtoient un champion olympique. Eux aussi ont le droit d'en profiter.

L'image que l'on a de vous est celle d'un garçon gentil, dans le sens "peu batailleur". Pourtant, pour gagner aux Jeux, il faut aussi un moral à toute épreuve.

J'essaie d'être le plus sympa possible dans la vie mais pas sur un stade. Il faut savoir gérer son énergie, son adrénaline et sa peur pour la canaliser et rendre tout quand il faut. Le piège est de croire qu'il faut avoir un sale caractère et être prétentieux pour gagner. Des gens sont ainsi, pas moi.

Quel est votre prochain objectif ?

Les championnats du monde et les 6 mètres, évidemment. C'est un peu une barre psychologique, c'est vrai. C'est mon prochain objectif mais je n'en fais pas non plus une fixation. Le plus difficile dans un concours de saut à la perche est de réaliser deux fois un très beau saut. Il suffit d'un peu de fatigue et d'un problème de marques pour que ça se passe mal.